Hashtag, hache-tag ?
Publié le 13 Novembre 2017
J'avais vingt ans, je travaillais comme correctrice d'imprimerie. Le prote (contremaître) qui m'apportait de la copie, se mettait derrière moi et se frottait contre moi. Je changeais de position, je me tortillais sur ma chaise, il continuait. Je finissais pas me lever et lui lancer des regards assassins. Aucun mot n'a jamais été mis sur ce qui se passait. J'avais peur de lui dire d'arrêter et qu'il ne me réponde quelque chose du genre "Arrêter quoi? Vous vous méprenez, mademoiselle... " Et puis, cela m'est devenu insupportable et j'ai démissionné (on trouvait aisément un job, en ces temps-là).
Je savais bien, déjà, que c'était ce qu'aujourd'hui on nomme du "harcèlement". Et lui savait très bien que je lui disais "non" avec ma danse de Saint-Guy. Ni l'un ni l'autre ne se méprenaient : il ne s'agissait en rien de séduction, ni de marivaudage à la française, ni même de drague lourde...
Que cherchait cet homme ? C'était un homme plutôt petit, pas très beau, vieux à mes yeux d'alors, et plutôt timide. Il ne m'a jamais dit quoi que ce soit d'obscène ou scabreux. Il se frottait juste contre mon dos. Au début, j'avais pensé que c'était juste quelqu'un qui ne maîtrisait pas la "juste distance" à l'autre, la "juste place". Mais la répétition m'a montré que non, que c'était intentionnel. Il me manifestait par là qu'il était un homme, qu'il avait des droits sur moi, parce qu'il était mon supérieur hiérarchique. Et mon silence lui disait que je reconnaissais ce fait.
Je pense aujourd'hui que c'était un homme frustré, se sachant peu séduisant, et trouvant une satisfaction de substitution en exerçant son pouvoir en harcelant une jeune femme. Plutôt pathétique, non ?
J'ai balancé ce porc-là.
Je ne savais pas qu'il y avait un autre hashtag, "me too", dont je préfère l'intitulé. Le mot "balancer" m'avait fait hésiter. Et puis, je l'ai fait, devant la foule des tweets qui relataient des faits vécus sans dénoncer, sans donner de nom : seul le nombre donnerait sens à cette dénonciation du machisme dont quasiment toute femme a fait l'expérience dans sa vie.
J'ai balancé ce porc-là.
Pas les autres. J'en ai omis au moins trois : l'exhibitionniste croisé enfant, le jeune qui a écrasé sa cigarette sur mon cou parce que je refusais de l'embrasser (c'était la condition pour passer sur le trottoir obstrué par sa bande), le voisin qui m'avait gentiment proposé de me ramener en voiture et a tenté avec un copain de me violer (j'ai été sauvée par le passage inopiné d'un véhicule de police !).
Et je n'ai pas été traumatisée car toute violence n'est pas traumatique. J'ai ressenti de la peur, certes, une grosse peur qui donne de l'énergie, puis de la colère, une énorme colère, mais pas de honte, pas de doute : j'étais, moi, dans mon bon droit. De quel droit, eux, se permettaient-ils cela ?
Toute violence n'est pas forcément traumatique, mais elle peut l'être. Et dans ce cas, parler de celle qu'on a subi, mettre des mots, nommer, identifier ce qui a été vécu, fût-ce en passant par un hashtag, est libératoire.
Voilà pourquoi j'ai "balancé mon porc". Pour aider des femmes à identifier, à reconnaître ce qu'elles ont vécu, à dissiper honte et doute.
Les hommes de ma vie, mari, enfants, amis, copains... ne sont pas de cette espèce. Ils sont "normaux". Tout comme la majorité des hommes que je connais. Tout comme la majorité des hommes d'ailleurs.
Publier sous le hashtag n'est pas déterrer la hache de guerre contre les hommes. C'est juste mettre le doigt sur un phénomène d'abus de pouvoir extrêmement fréquent.
Ce n'est pas livrer une chasse aux "sorciers". C'est juste questionner les places respectives des hommes et des femmes.
C'est questionner les rapports les deux sexes, entre injonction de virilité et obligation de féminité. L'injonction de virilité enferme tout autant les hommes que les femmes - il n'est pas simple d'être un petit garçon plus intéressé par les travaux d'aiguilles que par le foot, les enseignants le savent bien. Et les hommes sont aussi victimes de harcèlement ou d'abus de pouvoir, le plus souvent par des hommes, d'ailleurs (normal, les femmes détiennent moins souvent le pouvoir qu'eux !).
C'est aussi plus largement s'interroger sur les rapports de pouvoir - pouvoir sous toutes ses formes (pouvoir politique, pouvoir économique, pouvoir colonial, pouvoir hiérarchique, pouvoir masculin...). Et sur la légitimité du pouvoir (sur quoi se fonde-t-il ?) et sa répartition.
Hommes et femmes sont tous et tout autant concernés.
Ce hashtag nous interpelle tous. Il est anecdotique et révélateur. Il libère la parole. Mais la parole qui fuse est souvent confuse.
Il s'agit donc maintenant d'élaborer une pensée à partir de cette parole.. et la pensée a besoin de temps (et de silence).
Je me tais donc... (sur ce sujet, et pas pour toujours !)